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Du péril des oiseaux volant à basse altitude

 

 

Les compagnons émergèrent des tournants et des déclivités des Escarpes plus tard dans l’après-midi, à leur profond soulagement. Cela leur avait pris un moment de rassembler leurs montures après le combat contre le pégase, surtout pour retrouver le poney du halfelin qui avait fui au début de la bataille, lorsque Régis était tombé. En fait, il n’était plus possible de monter le poney, trop nerveux, et Régis n’était pas en état de tenir en selle. Mais Drizzt avait insisté pour retrouver les deux chevaux et les deux poneys, rappelant à ses compagnons la responsabilité qu’ils avaient vis-à-vis des fermiers, surtout compte tenu de la manière dont ils s’étaient approprié les animaux.

Régis était désormais en selle devant Wulfgar sur l’étalon du barbare, ouvrant la marche, son poney attaché derrière. Drizzt et Bruenor, un peu plus loin, gardaient leurs arrières. Wulfgar entourait le halfelin de ses bras puissants. Son étreinte assurée et protectrice permit à Régis de dormir, ce dont il avait grand besoin.

— Garde le soleil couchant derrière nous, indiqua Drizzt au barbare.

Wulfgar lui fit signe qu’il avait entendu et regarda derrière lui afin de confirmer son orientation.

— Ventre-à-Pattes ne pouvait pas trouver de lieu plus sûr dans tous les Royaumes, fit remarquer Bruenor au drow.

Drizzt sourit.

— Wulfgar s’est distingué.

— Ça oui, acquiesça le nain, manifestement fier. Mais que je me demande pendant combien de temps encore je pourrai continuer à l’appeler « garçon » ! Tu aurais dû voir Le Coutelas, l’elfe ! gloussa le nain. Un vaisseau de pirates qui aurait sillonné la mer pendant un an et un jour n’aurait pas fait plus de dégâts.

— Lorsque nous avons quitté le Val, je m’inquiétais de savoir si Wulfgar était prêt à affronter les périls des nombreuses sociétés de ce vaste monde, répliqua Drizzt. Je m’inquiète maintenant que le monde ne soit pas prêt pour lui. Tu peux être fier.

— Tu as joué un rôle autant que moi, dit Bruenor. C’est mon garçon, elfe, aussi sûr que si je l’avais engendré moi-même. Pas la moindre peur n’a traversé son esprit lors du combat tout à l’heure. Je n’ai jamais observé autant de courage chez un humain que lorsque tu es passé sur l’autre plan. Il a attendu – il espérait, je te dis ! – que le monstre ignoble revienne afin de pouvoir lui flanquer un bon coup et venger ce qu’il avait fait subir au halfelin et à moi-même.

Drizzt appréciait ce rare moment de vulnérabilité chez le nain. Il avait vu à diverses occasions Bruenor laisser tomber son masque dur. Notamment au Valbise, sur la rampe, lorsque le nain pensait à Castelmithral et se remémorait les merveilles de son enfance.

— Oui, je suis fier, poursuivit Bruenor. Et je suis prêt à le suivre et à me fier à ces choix.

Drizzt ne pouvait qu’être d’accord. Il était arrivé aux mêmes conclusions plusieurs mois auparavant, lorsque Wulfgar avait uni les peuples de Valbise, les barbares et les habitants de Dix-Cités, dans une défense commune contre le dur hiver de la toundra. Il continuait à s’inquiéter pour le jeune guerrier et hésitait à le laisser livré à lui-même dans des situations comme celle dans le quartier des docks de Luskan. Car il savait que la plupart des individus les plus nobles des Royaumes avaient payé très cher leurs premières rencontres avec les guildes et les puissantes sociétés secrètes d’une cité. Il savait aussi que la profonde empathie de Wulfgar et son code inébranlable de l’honneur pouvaient se retourner contre lui.

Mais sur la route, dans la nature, Drizzt savait qu’il ne pourrait jamais trouver un compagnon plus précieux.

Ils n’eurent pas d’autres soucis ce jour-là, ni la nuit, et tombèrent sur la route principale le lendemain matin : la route commerciale qui reliait Eauprofonde à Mirabar et passait par Longueselle. Il n’y avait pas de points de repère pour les guider, comme Drizzt s’y était attendu, mais grâce à son plan de passer à l’est plutôt que de suivre un itinéraire direct au sud-est, ils savaient qu’ils pouvaient poursuivre vers le sud.

Régis avait l’air d’aller beaucoup mieux et était impatient de voir Longueselle. Il était le seul du groupe à s’être rendu chez les Harpell qui pratiquaient la magie et il avait hâte de revoir ce lieu étrange et parfois extravagant.

Le bavardage animé du halfelin ne faisait que renforcer les vives inquiétudes du barbare toutefois. Car la méfiance de Wulfgar à l’égard des sciences occultes était solidement ancrée. Son peuple considérait les mages comme des lâches et des filous maléfiques.

— Combien de temps devrons-nous rester à cet endroit ? demanda-t-il à Bruenor et Drizzt. Ces derniers chevauchaient à ses côtés sur la large route, car les Escarpes étaient derrière eux et le danger écarté.

— Jusqu’à ce qu’on ait quelques réponses, répondit Bruenor. Ou jusqu’à ce qu’on décide d’un meilleur endroit où nous rendre.

Wulfgar dut se satisfaire de la réponse.

Ils passèrent bientôt devant quelques-unes des fermes isolées et attirèrent les regards curieux des hommes qui travaillaient dans les champs. Ils s’appuyaient sur leurs houes et leurs râteaux pour scruter le groupe. Peu de temps après la première de ces rencontres, ils furent abordés sur la route par cinq soldats chargés de la surveillance extérieure de la ville.

— Salutations, voyageurs, dit l’un d’eux poliment. Pouvons-nous vous demander ce que vous comptez faire dans cette région ?

— Vous pouvez…, commença Bruenor, mais Drizzt interrompit sa remarque sarcastique d’un geste de la main.

— Nous venons voir les Harpell, répliqua Régis. Nos affaires ne concernent pas votre ville, mais nous souhaitons consulter la famille de la belle demeure.

— Bonne route alors, répondit le Longrider. La colline de la Demeure au Lierre est seulement à quelques kilomètres, avant Longueselle proprement dit. (Il se tut soudain lorsqu’il remarqua le drow.) Nous pouvons vous escorter si vous le souhaitez, proposa-t-il en se raclant la gorge comme pour s’excuser de dévisager l’elfe noir.

— Ce n’est pas nécessaire, dit Drizzt. Je vous garantis que nous allons trouver le chemin et que nous n’avons nullement l’intention de porter préjudice au peuple de Longueselle.

— Très bien.

Le Longrider écarta sa monture et les compagnons poursuivirent leur chemin.

— Restez sur la route, quand même, leur cria-t-il. Certains des fermiers s’inquiètent lorsqu’ils voient des gens s’approcher un peu trop des limites de leurs terres.

— Ce sont des gens bienveillants, expliqua Régis à ses compagnons tandis qu’ils avançaient sur la route, et ils font confiance à leurs mages.

— Bienveillants, mais méfiants, riposta Drizzt en indiquant un champ au loin où la silhouette d’un cavalier était à peine visible le long de la rangée d’arbres. On nous surveille.

— Mais on nous laisse tranquilles, dit Bruenor, et c’est tout de même mieux que partout ailleurs !

La colline de la Demeure au Lierre était en fait un tertre sur lequel se dressaient trois bâtiments, dont deux ressemblaient aux fermes basses, en bois. En revanche, les quatre compagnons n’avaient jamais vu de construction semblable au troisième. Ses murs tournaient à angle droit tous les quelques mètres, créant des niches dans des niches, et des dizaines et des dizaines de flèches jaillissaient du toit à angles multiples, toutes différentes les unes des autres. Mille fenêtres s’ouvraient sur ce seul côté, certaines immenses, d’autres pas plus larges qu’une meurtrière.

La bâtisse ne s’apparentait à aucun style précis, ne relevait d’aucune architecture en particulier. La demeure des Harpell reflétait une mosaïque d’idées et d’expériences dans le domaine de la création magique. Mais une certaine beauté résidait dans ce chaos : un sens de la liberté qui défiait le terme de « structure » et était accueillant.

Une barrière faisait le tour du tertre et les quatre amis s’approchèrent avec curiosité, et même fascination. Il n’y avait pas de portail, seulement une ouverture et la route continuait. Un gros homme barbu, vêtu d’une robe rouge carmin, était assis sur un tabouret de l’autre côté de la barrière. Son regard vide était tourné vers le ciel.

Leur arrivée le fit sursauter.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda-t-il, irrité d’avoir été interrompu dans sa méditation.

— Des voyageurs fatigués, répondit Régis, venus consulter la sagesse des fameux Harpell.

L’homme ne broncha pas.

— Et ? insista-t-il.

Régis, désemparé, se tourna vers Drizzt et Bruenor, mais ils ne purent lui répondre qu’avec des haussements d’épaules, ne comprenant pas ce qu’ils étaient censés faire. Bruenor était toutefois sur le point d’intervenir lorsqu’un autre homme vêtu d’une robe sortit de la demeure pour rejoindre le premier.

Il échangea quelques mots à voix basse avec le gros mage, puis se tourna vers la route.

— Salutations, dit-il aux compagnons. Excusez le pauvre Regweld (il tapota amicalement l’épaule du gros mage), car il a eu beaucoup de malchance avec des expériences… non qu’elles ne fonctionnent pas, remarquez. Elles vont juste prendre peut-être un peu de temps.

» Regweld est vraiment un bon mage, poursuivit-il en serrant de nouveau son épaule. Son idée de croiser un cheval et une grenouille n’est pas sans mérite, et peu importe l’explosion ! Les ateliers d’alchimie peuvent être reconstruits ! (Les quatre amis restèrent sur leurs montures, ébahis par ce discours décousu.) Pensez aux avantages pour traverser les rivières ! s’exclama l’homme. Enfin, ne nous attardons pas là-dessus. Je m’appelle Harkle. En quoi puis-je vous être utile ?

— Harkle Harpell ? demanda avec étonnement Régis.

L’homme s’inclina.

— Bruenor de Valbise, tel est mon nom, proclama le nain lorsqu’il eut retrouvé sa voix. Mes amis et moi-même avons parcouru des centaines de kilomètres pour prendre conseil auprès des mages de Longueselle…

Il remarqua que Harkle, distrait par le drow, ne lui prêtait aucune attention. Drizzt avait laissé glisser sa capuche en arrière, à dessein. Il voulait jauger la réaction des hommes de Longueselle qui avaient la réputation d’être des érudits. Le Longrider croisé sur la route avait eu l’air étonné, mais pas choqué et Drizzt devait déterminer si la ville, de manière générale, serait plus tolérante envers sa race.

— Fantastique, murmura Harkle entre ses dents. Tout bonnement incroyable !

Regweld venait de remarquer l’elfe noir et, pour la première fois depuis que le groupe était arrivé, il avait l’air intéressé.

— Le passage nous est-il accordé ? demanda Drizzt.

— Oh oui, je vous en prie, entrez, répliqua Harkle, essayant, sans succès, de dissimuler son émoi au nom de l’étiquette.

Faisant passer son cheval devant, Wulfgar ouvrit la marche et s’engagea sur la route.

— Pas par là, dit Harkle. Pas la route. Ce n’est bien entendu pas vraiment une route. Ou si c’en est une, vous ne pouvez pas l’emprunter.

Wulfgar tira sur les rênes de sa monture.

— Cesse tes bouffonneries, mage ! dit-il avec colère. (La méfiance qu’il entretenait à l’égard de ceux qui pratiquaient les arts de la magie s’exprimait dans sa colère.) On peut entrer ou on ne peut pas entrer ?

— Pas d’entourloupe, je vous assure, dit Harkle qui espérait que la rencontre resterait cordiale. Mais Regweld s’interposa.

— L’un d’entre eux… ! s’écria le gros mage d’un ton accusateur en se levant de son tabouret.

Wulfgar le dévisagea avec curiosité.

— Un barbare, expliqua Regweld. Un guerrier dressé à haïr ce qu’il n’est pas en mesure de comprendre. Vas-y, guerrier, saisis ce grand marteau que tu portes sur ton dos.

Wulfgar hésita. Il comprit que sa colère était irrationnelle et regarda ses amis, espérant un soutien de leur part. Il ne voulait pas gâcher les plans de Bruenor en se laissant aller à un accès de colère peu digne de lui.

— Vas-y, insista Regweld en se plantant au milieu de la route. Prends ton marteau et jette-le sur moi. Satisfais ton désir brûlant de ridiculiser un mage ! Et abats-en un par la même occasion ! Le moyen de faire d’une pierre deux coups ! (Il pointa son menton.) Là, exactement, gronda-t-il.

— Regweld…, soupira Harkle en secouant la tête. S’il te plaît, guerrier, fais-lui plaisir. Mets un sourire sur sa mine bougonne.

Wulfgar regarda encore une fois ses amis, mais il n’avait toujours pas de réponse. Regweld trancha pour lui.

— Bâtard, fils de caribou.

Crocs de l’égide surgit et voltigea dans les airs avant même que le gros mage ait pu finir de proférer l’insulte. Il se dirigea droit sur sa cible. Regweld ne sourcilla pas et, juste avant que l’arme passe de l’autre côté de la barrière, elle frappa quelque chose d’invisible, mais d’aussi solide que la pierre. Résonnant comme un gong de cérémonie, le mur transparent vibra et fut parcouru d’ondulations qui, aux yeux des spectateurs, apparurent comme de simples déformations du paysage. Les amis remarquèrent pour la première fois que la barrière n’était pas réelle, mais peinte sur la surface du mur transparent.

Crocs de l’égide retomba dans la poussière, comme vidée de toute sa puissance et il mit un long moment à réapparaître dans la main de Wulfgar.

Le rire de Regweld était plus un rire de victoire qu’un rire de gaieté, mais Harkle secoua la tête.

— Toujours aux dépens des autres, lui reprocha-t-il. Tu n’avais pas le droit de faire ça.

— Ça lui servira de leçon, répliqua Regweld. L’humilité est elle aussi une qualité précieuse chez un combattant.

Régis fut incapable de se contenir plus longtemps. Il savait depuis le début pour le mur invisible et il éclata de rire. Drizzt et Bruenor ne purent s’empêcher de suivre l’exemple du halfelin et même Wulfgar, une fois remis de son choc, sourit de l’absurdité de son geste.

Harkle n’avait bien entendu pas d’autre choix que de cesser ses réprimandes et de se joindre à l’hilarité générale.

— Entrez, je vous en prie, dit-il aux amis. Le troisième poteau est réel et vous y trouverez le portail. Mais descendez d’abord de vos chevaux et retirez les selles.

Les soupçons de Wulfgar s’éveillèrent instantanément, et son sourire fit place à une expression renfrognée.

— Pourquoi ? demanda-t-il à Harkle.

— Fais donc ce qu’il te dit ! lui ordonna Régis, ou tu auras une plus grande surprise encore que celle que tu viens d’avoir.

Drizzt et Bruenor s’étaient déjà laissé glisser de leurs selles, intrigués, mais n’ayant pas du tout peur de l’accueillant Harkle Harpell. Wulfgar haussa les épaules et suivit en tirant l’équipement de la basane et en guidant le cheval ainsi que le poney de Régis à la suite des autres.

Régis trouva facilement l’entrée et l’ouvrit en grand pour ses amis. Ils entrèrent sans crainte, mais furent soudain assaillis par des lumières aveuglantes.

Lorsque leur vision s’ajusta, ils découvrirent que les chevaux et les poneys avaient été réduits à la taille de chats !

— Quoi ? balbutia Bruenor, mais Régis riait de nouveau et Harkle faisait comme si rien d’anormal ne s’était passé.

— Prenez-les dans vos bras et venez, leur dit-il. Il est bientôt l’heure de souper et le repas à La Baguette Pompette est particulièrement délicieux ce soir !

Il les guida vers un pont qui traversait le centre du tertre, en contournant la curieuse demeure. Bruenor et Wulfgar se sentaient ridicules, mais Drizzt accepta la situation avec le sourire. Quant à Régis, il était ravi du spectacle. Il avait appris lors de sa première visite que Longueselle n’était pas un lieu à prendre à la légère et il appréciait la fantaisie et les mœurs originales des Harpell qui le confortaient dans son goût du ludique.

Le pont à la très haute voûte devant eux, Régis le savait, servirait d’autre exemple. Si sa travée traversant la petite rivière n’était pas très grande, elle était apparemment dépourvue de support, et ses planches étroites dépourvues de tout ornement, il n’y avait même pas de garde-fou.

Un autre Harpell vêtu d’une robe, extrêmement âgé celui-ci, était assis sur un tabouret, le menton dans la main. Il marmonnait et n’avait pas l’air d’avoir remarqué la présence des étrangers.

Lorsque Wulfgar, qui ouvrait la marche aux côtés de Harkle, arriva près de la berge, il sursauta, suffoqua presque et se mit à bégayer. Régis pouffa, sachant ce que le grand gaillard avait vu, et Drizzt et Bruenor comprirent bientôt de quoi il retournait.

La rivière coulait en amont du versant de la colline, puis disparaissait juste avant d’atteindre le sommet, alors que les compagnons pouvaient entendre l’eau couler devant eux. Puis la rivière passait sur la crête de la colline pour couler en descendant l’autre versant.

Le vieil homme bondit soudain et se précipita vers Wulfgar.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria-t-il avec désespoir. Comment est-ce possible ? Il frappa de ses poings la poitrine massive du barbare pour exprimer sa frustration.

Wulfgar regarda autour de lui et chercha un moyen de s’échapper, mais il n’osa même pas saisir les mains du vieil homme par crainte de lui briser les os. Soudain, aussi brusquement qu’il s’était levé, le vieil homme courut vers son tabouret et reprit sa pose silencieuse.

— Hélas, pauvre Chardin, dit Harkle d’un air sinistre. Il fut puissant à une époque. C’est lui qui a fait remonter la rivière vers le sommet de la colline. Mais depuis de nombreuses années maintenant, il s’est mis en tête de découvrir le secret de l’invisibilité sous le pont et c’est devenu une obsession.

— En quoi la rivière est-elle différente du mur ? demanda Drizzt. Ce sort n’est pourtant pas inconnu de la communauté des mages.

— Ah, mais il y a une différence, répondit Harkle. Je suis heureux de trouver quelqu’un d’extérieur à la Demeure au Lierre qui s’intéresse apparemment à leurs travaux. Un objet invisible n’est pas si rare que cela, en effet, mais un champ d’invisibilité… Il fit un grand geste en direction de la rivière. Tout ce qui pénètre la rivière devient invisible, expliqua-t-il. Mais seulement tant que ça reste dans le champ d’invisibilité. Et pour une personne se trouvant dans la zone enchantée – je le sais parce que j’en ai moi-même fait l’expérience -, tout ce qui se trouve au-delà de ce champ ne peut pas se voir, alors que l’eau et les poissons qui s’y trouvent apparaissent normalement. Ce phénomène remet en cause nos connaissances sur les propriétés de l’invisibilité et indique peut-être une déchirure dans le tissu d’un plan d’existence totalement inconnu ! Il vit que son explication enthousiaste avait cessé depuis un moment d’intéresser les compagnons du drow et il se calma donc, changeant poliment de sujet.

» Vous pourrez laisser vos chevaux dans ce bâtiment, dit-il en désignant l’une des structures basses en bois. Le sous-pont vous y mènera. J’ai affaire maintenant. Nous nous verrons peut-être plus tard dans la taverne.

Sans comprendre toutes les directives de Harkle, Wulfgar posa doucement le pied sur les premières planches du pont et fut aussitôt projeté en arrière par une force invisible.

— J’ai dit le sous-pont, s’exclama Harkle, en indiquant la partie située sous le pont. Vous ne pouvez pas traverser la rivière de ce côté par le pont qui l’enjambe ; on l’emprunte pour revenir ! Ça empêche les disputes, expliqua-t-il.

Wulfgar avait des doutes quant à la présence d’un pont qu’il ne pouvait pas voir, mais il ne voulait pas passer pour un pleutre aux yeux de ses amis et du mage. Il se mit sur le côté de l’arc ascendant du pont et posa précautionneusement le pied sous la structure de bois, cherchant le passage invisible qui permettrait de traverser. Il ne rencontra que le vide, et le flot invisible de l’eau juste sous son pied, alors il hésita.

— Avance, l’encouragea Harkle.

Wulfgar plongea en avant, s’attendant à tomber à l’eau. Mais à son immense surprise, ce ne fut pas le cas.

Il tomba vers le haut.

— Wow ! s’exclama le barbare en tapant contre le fond du pont, la tête la première. Il resta là un long moment, incapable de s’orienter, allongé sur le dos contre le fond du pont, regardant vers le bas au lieu de regarder vers le haut.

— Tu vois ! hurla le mage. Le sous-pont !

Drizzt suivit, sauta dans la zone enchantée, effectua une pirouette, et atterrit en douceur à côté de son ami.

— Ça va ? lui demanda-t-il.

— La route, mon ami, la route, grogna Wulfgar. J’aspire à la route et aux orques. Ils sont moins redoutables.

Drizzt l’aida à se relever tant bien que mal. L’esprit du barbare luttait de toutes ses forces contre l’idée de se retrouver debout à l’envers sous un pont tandis qu’une rivière invisible coulerait au-dessus de la tête.

Bruenor avait lui aussi des doutes, mais une raillerie du halfelin le décida à avancer et bientôt les compagnons se retrouvèrent sur l’herbe du monde naturel sur l’autre berge de la rivière. Deux bâtiments se trouvaient devant eux et ils se dirigèrent vers le plus petit, celui que Harkle avait indiqué.

Une femme vêtue d’une robe bleue les accueillit à la porte.

— Quatre ? demanda-t-elle sans attendre de réponse. Vous auriez vraiment dû prévenir que vous arriviez.

— Harkle nous a envoyés, expliqua Régis. Nous ne sommes pas originaires de ces contrées. Nous ne connaissons pas vos coutumes, pardonnez-nous.

— Très bien, alors, dit la femme d’un ton peu amène. Entrez. Nous n’avons en fait pas beaucoup de travail, ce qui est inhabituel à cette époque de l’année. Je suis sûre que j’ai de la place pour vos chevaux.

Elle les conduisit dans la pièce principale du bâtiment, une pièce carrée. Les quatre murs étaient tapissés, du sol au plafond, de petites cages, juste assez grandes pour permettre à un cheval de la taille d’un chat de s’étirer les jambes. De nombreuses cages étaient occupées, et les plaques sur les cages indiquaient qu’elles étaient réservées à des membres particuliers du clan Harpell, mais la femme en trouva quatre inoccupées, situées les unes à côté des autres, et y mit les chevaux des quatre compagnons.

— Vous pouvez venir les chercher quand vous le souhaitez, expliqua-t-elle en tendant une clé à chacun pour la cage de sa monture. (Elle marqua un temps d’arrêt en arrivant devant Drizzt et apprécia la beauté de ses traits.) Qui avons-nous donc ici ? demanda-t-elle, sans perdre son flegme. Je n’avais pas entendu parler de votre venue, mais je suis certaine que beaucoup souhaiteront vous rencontrer avant votre départ ! Nous n’avons encore jamais vu de représentant de votre race.

Drizzt fit un signe de tête et ne répondit pas, se sentant de plus en plus mal à l’aise face à cette nouvelle forme d’attention. Il la trouvait bien plus dégradante que les menaces de paysans ignorants. Il comprenait la curiosité toutefois et se dit qu’il devait aux mages quelques heures d’entretien, pour le moins.

La Baguette Pompette, située derrière la Demeure au Lierre, était une pièce circulaire. Le bar était situé au milieu, comme le moyeu d’une roue, et à l’intérieur de son vaste périmètre, se trouvait une autre pièce, une cuisine enclose. Un homme poilu et chauve aux bras énormes passait et repassait un chiffon le long de la surface brillante du bar, plus pour tuer le temps que pour vraiment nettoyer.

Au fond, sur une estrade, des instruments de musique jouaient seuls, guidés par les mouvements syncopés d’un mage aux cheveux blancs, vêtu d’un pantalon et d’un gilet noirs, qui brandissait une baguette. Chaque fois que les instruments montaient crescendo, le mage pointait sa baguette, claquait les doigts de sa main libre, et une gerbe d’étincelles de couleur jaillissait des quatre coins de l’estrade.

Les compagnons choisirent une table d’où il pouvait voir le mage diriger le drôle d’orchestre. Ils avaient l’embarras du choix, car, pour autant qu’ils puissent en juger, ils étaient les seuls clients dans la salle. Les tables étaient elles aussi circulaires, en bois fin et ornées en leur centre d’une énorme pierre précieuse verte posée sur un piédestal en argent.

— J’ai jamais entendu parler d’un endroit plus étrange, grommela Bruenor, pas très à l’aise depuis l’épisode du sous-pont, mais résigné quant à la nécessité de l’entrevue avec les Harpell.

— Moi non plus, dit le barbare. Et puissions-nous partir bientôt.

— Vous êtes tous les deux coincés dans les étroites chambres de vos esprits, leur dit Régis d’un ton de réprimande. Il fait bon être ici et vous savez bien qu’il n’y a aucun danger. (Lorsque son regard tomba sur Wulfgar, il cligna des yeux.) Rien de grave en tout cas.

— Longueselle nous offre un repos bien mérité, ajouta Drizzt. Ici, nous pouvons déterminer l’itinéraire de notre prochaine étape en toute sécurité et reprendre la route reposés. Le trajet depuis le Val jusqu’à Luskan représentait deux dizaines, et presque une autre dizaine pour parvenir jusqu’ici, sans répit. La lassitude affaiblit la vigilance d’un guerrier éprouvé. (Il regardait plus particulièrement Wulfgar en disant cela.) Un homme fatigué fera des erreurs. Et les erreurs, dans la nature sauvage, sont trop souvent fatales.

— Par conséquent, détendons-nous et profitons de l’hospitalité des Harpell, ajouta Régis.

— D’accord, dit Bruenor en jetant un coup d’œil autour de lui, mais un court repos seulement. Et par les Neuf Enfers, où diable sont donc les serveuses. Ou alors on est censés se servir en boissons et en mangeaille ?

— Si vous voulez quelque chose, demandez tout simplement, dit une voix émanant du centre de la table.

Wulfgar et Bruenor bondirent sur leurs pieds en dégainant leurs armes.

Drizzt remarqua l’éclat de lumière au sein de la pierre verte et examina l’objet. Il comprit immédiatement l’astuce. Il regarda par-dessus son épaule en direction du tenancier qui était debout à côté d’une pierre similaire.

— Un service de scrutation, expliqua le drow à ses amis.

Ces derniers en étaient venus à la même conclusion et se sentaient vraiment ridicules, debout au milieu d’une taverne vide avec leurs armes à la main.

Régis gardait la tête baissée. Ses épaules étaient secouées par des hoquets d’hilarité.

— Pff ! On le savait depuis le début ! gronda Bruenor. Tu te moques un peu beaucoup de nous, ces derniers temps, Ventre-à-Pattes, l’avertit le nain. Personnellement, je me demande combien de temps encore on va avoir de la place pour toi pendant le voyage.

Régis leva les yeux et soutint le regard furibond de son ami nain ; son regard se fit soudain dur lui aussi.

— Nous avons marché et chevauché ensemble pendant plus de six cents kilomètres ! riposta-t-il ; subi le vent glacial et essuyé des attaques d’orques, combattu contre des spectres. Laisse-moi me réjouir pendant un petit moment, mon bon nain. Si toi et Wulfgar desserraient un peu les brides de vos paquetages et appréciez l’endroit sans vous poser trop de questions, vous partageriez peut-être vous aussi ma bonne humeur !

Wulfgar sourit. Puis, d’un seul coup, il rejeta la tête en arrière et hurla, rejetant toute colère et idées préconçues, de façon à pouvoir suivre le conseil du halfelin et appréhender Longueselle avec un esprit ouvert. Le mage musicien lui-même cessa de jouer afin d’observer le spectacle du hurlement libérateur du barbare.

Et lorsqu’il eut fini, Wulfgar rit. Non pas un petit rire amusé, mais un éclat de rire tonitruant qui partit de son ventre et sortit en explosant de sa bouche grande ouverte.

— De la bière ! demanda Bruenor à la pierre.

Presque immédiatement, un disque de lumière bleue flottant se glissa par-dessus le bar et leur apporta assez de bière forte pour toute la nuit.

Quelques minutes plus tard, toutes les tensions de la route s’étaient dissipées et ils trinquèrent avec allant puis vidèrent leurs chopes à longs traits.

Seul Drizzt resta sur sa réserve. Il sirotait sa boisson sans relâcher sa vigilance. Il ne sentait aucun danger immédiat ici, mais il voulait garder le contrôle en prévision des questions insidieuses du mage.

Peu de temps après, les Harpell et leurs amis se mirent à affluer à La Baguette Pompette. Les compagnons étaient ce soir-là les seuls nouveaux venus, et tous les clients rapprochèrent leurs tables, échangeant des anecdotes de voyage et trinquant à des amitiés durables en partageant des plats délicieux, et plus tard, un bon feu de cheminée. Beaucoup d’entre eux, Harkle le premier, se tournèrent alors vers Drizzt, intéressés par les cités sombres de son peuple, et il répondit à leurs questions sans beaucoup d’hésitation.

Ensuite vinrent les questions insistantes relatives au voyage qui avaient amené les compagnons jusque-là. C’est en fait Bruenor qui lança la discussion en sautant sur sa table et en proclamant :

— Castelmithral, patrie de mes pères, tu seras de nouveau à moi !

Drizzt se fit alors un peu de souci. À voir la réaction curieuse de l’audience, le nom de l’ancienne patrie de Bruenor était connu ici, au moins par les légendes. Le drow ne craignait pas d’actions maléfiques des Harpell, mais il ne voulait tout simplement pas que le but de leur aventure soit connu et que leur réputation les suive, voire les précède lors de la prochaine partie du voyage. D’autres pourraient bien être intéressés par l’endroit et souhaiter savoir où se trouvait un ancien bastion de nains, un lieu que les légendes décrivaient comme « les mines où coulent les torrents d’argent ».

Drizzt prit Harkle à l’écart.

— Il se fait tard. Y a-t-il des chambres disponibles dans le village plus loin ?

— Tu divagues, s’indigna Harkle. Vous êtes mes invités et séjournerez ici. Les chambres ont déjà été préparées.

— Et le prix pour tout cela ?

Harkle repoussa la bourse de Drizzt.

— Le tarif dans la Demeure au Lierre est de narrer une histoire ou deux et d’ajouter un peu de sel à notre existence. Vous et vos amis venez de payer pour un an et même plus !

— Nous vous remercions, répliqua Drizzt. Je pense qu’il est temps que mes compagnons se reposent. Le voyage a été long et nous avons encore beaucoup de route devant nous.

— À propos de la route devant vous, dit Harkle. J’ai arrangé une rencontre avec DelRoy, le doyen des Harpell maintenant à Longueselle. Il est celui qui parmi nous sera le plus en mesure de vous guider.

— Très bien, dit Régis, se penchant afin d’entendre la conversation.

— Cette rencontre a un modeste prix, dit Harkle à Drizzt. DelRoy souhaite un entretien privé avec vous. Cela fait de nombreuses années qu’il est en quête de renseignements sur le drow, mais nous n’avons pas beaucoup d’informations à notre disposition.

— Entendu, répondit Drizzt. Il est temps maintenant pour nous d’aller trouver nos lits.

— Je vais vous montrer le chemin.

— À quelle heure devons-nous rencontrer DelRoy ? demanda Régis.

— Demain matin, répliqua Harkle.

Régis rit, puis se pencha de l’autre côté de la table où Bruenor était assis, immobile, une chope dans ses mains noueuses, les yeux fixes. Régis poussa légèrement le nain et Bruenor bascula. Il tomba par terre avec un bruit sourd, sans même pousser un grognement de protestation.

— Demain soir conviendrait mieux, remarqua le halfelin en désignant une table à l’autre bout de la salle.

Wulfgar était allongé dessous.

Harkle regarda Drizzt.

— Demain soir, acquiesça-t-il. Je parlerai à DelRoy.

Les quatre amis passèrent la journée suivante à cuver et à apprécier les infinies merveilles de la Demeure au Lierre. Drizzt fut convoqué tôt pour un entretien avec DelRoy, tandis que Harkle faisaient faire aux autres un tour de l’étonnante demeure. Il leur fit visiter une dizaine d’ateliers d’alchimie, de pièces de scrutation, de chambres de méditation, ainsi que plusieurs pièces habituellement fermées, spécialement conçues pour invoquer des êtres surnaturels. La statue d’un certain Matherly Harpell était particulièrement intéressante, car il s’agissait en fait du mage lui-même. Un mélange de potions raté l’avait pétrifié, littéralement parlant.

Il y avait ensuite Bidderdoo, le chien de la maison, qui avait été autrefois un cousin de Harkle… Un mélange de potions raté.

Harkle ne cacha rien à ses invités, narrant l’histoire du clan, ses réalisations et ses échecs, souvent désastreux. Et il leur parla des contrées qui s’étendaient autour de Longueselle, des barbares d’Uthgardt, des Poneys Célestes, qu’ils avaient rencontrés, et d’autres tribus qu’ils croiseraient peut-être par la suite.

Bruenor était content qu’ils profitent de cette halte pour s’instruire. Il pensait au but de son voyage chaque minute du jour et lorsqu’il passait un peu de temps sans se rapprocher de Castelmithral, même s’il avait simplement besoin de se reposer, il était tiraillé par la culpabilité. Tu dois le vouloir de toute ton âme, se fustigeait-il souvent.

Mais Harkle lui avait fourni des éléments qui aideraient sans aucun doute sa cause dans les jours à venir et il se sentit satisfait en prenant place à table pour dîner à La Baguette Pompette. Drizzt les y rejoignit, maussade et silencieux, et peu enclin à répondre aux questions sur son entretien avec DelRoy.

— Pense à l’entretien que nous allons avoir, fut la réponse du drow aux questions pressantes du nain. DelRoy est très âgé et très érudit. Il pourrait se révéler notre meilleur espoir de découvrir la route qui mène à Castelmithral.

Bruenor pensait en effet à l’entretien.

Et Drizzt s’abandonna à ses réflexions pendant tout le repas, pensant aux légendes et aux images de sa patrie dont il avait fait part à DelRoy, se rappelant la beauté particulière de Menzoberranzan.

Et les esprits malveillants qui l’avaient spoliée.

Un peu plus tard, Harkle conduisit Drizzt, Bruenor, et Wulfgar auprès du vieux mage. Régis s’était excusé de ne pas participer à l’entrevue. Il préférait participer à une fête à la taverne. Les trois retrouvèrent DelRoy dans une petite chambre sombre, éclairée à la torche. Les tremblotements de la lumière ajoutaient à l’aura de mystère du mage. Bruenor et Wulfgar se rallièrent tout de suite aux observations de Drizzt au sujet de DelRoy, car des décades d’expériences et d’aventures jamais dévoilées étaient sculptées dans les traits de sa peau brune parcheminée. Il était désormais physiquement faible, ils pouvaient le constater, mais l’éclat de ses yeux pâles révélait une intense vie intérieure et attestait de la vivacité de son esprit.

Bruenor déplia sa carte et l’étala sur la table circulaire de la pièce, à côté des livres et des parchemins que DelRoy avait apportés. Le vieux mage l’examina avec attention pendant quelques secondes, traçant du doigt le trajet qui avait conduit les compagnons à Longueselle.

— Que te rappelles-tu des anciens halls, nain ? demanda-t-il. Des points de repère ou des peuples voisins ?

Bruenor secoua la tête.

— Les images qui me viennent à l’esprit montrent des halls profonds et des lieux de travail. Je me souviens aussi du bruit retentissant du fer sur l’enclume. La fuite de mon clan a commencé dans les montagnes, c’est tout ce que je sais.

— Les contrées du nord s’étendent sur un vaste territoire, remarqua Harkle. Les lieux susceptibles d’abriter un tel bastion sont innombrables.

— C’est la raison pour laquelle Castelmithral, en dépit de la réputation de ses richesses, n’a jamais été trouvé, répliqua DelRoy.

— D’où notre hésitation, ajouta Drizzt. Comment décider par où commencer ?

— Ah, mais vous avez déjà commencé, répondit DelRoy. Vous avez bien fait de vous enfoncer dans les terres. La plupart des légendes attachées à Castelmithral viennent des contrées qui se trouvent à l’est d’ici, plus loin encore de la côte. Il semble plausible que votre but se trouve entre Longueselle et le Grand Désert, mais au nord ou au sud, je ne saurais le deviner. Vous avez fait du bon travail.

Drizzt hocha la tête et interrompit la conversation tandis que le vieux mage reprenait son examen silencieux de la carte de Bruenor, marquant des points stratégiques et se référant souvent à la pile de livres à côté de la table. Bruenor tournait autour de DelRoy, avide de conseils ou de révélations. Les nains étaient patients, toutefois, un trait de caractère qui permettait à leur ingéniosité d’éclipser le travail des autres races, et Bruenor garda son calme du mieux qu’il pouvait, ne voulant pas presser le mage.

Un peu plus tard, lorsque DelRoy fut satisfait d’avoir trié toutes les informations pertinentes, il reprit la parole.

— Où iriez-vous maintenant, demanda-t-il à Bruenor, si aucun conseil ne vous était donné ici ?

Le nain étudia sa carte, Drizzt regardant par-dessus son épaule, et de son doigt épais il suivit une ligne vers l’est. Il échangea un regard avec Drizzt pour avoir son assentiment lorsqu’il eut atteint un certain point dont ils avaient discuté plus tôt sur la route. Le drow acquiesça d’un signe de tête.

— La citadelle d’Adbar, déclara Bruenor en tapotant la carte.

— Le bastion des nains, dit DelRoy, l’air peu surpris. Un excellent choix. Le roi Harbromm et ses nains seront peut-être en mesure de vous apporter une grande aide. Ils sont installés dans les Montagnes de Mithral depuis des siècles et des siècles. Adbar était déjà très âgé à l’époque où les marteaux de Castelmithral retentissaient comme des chants de nains.

— Tu nous conseilles donc de nous rendre à la citadelle d’Adbar ? demanda Drizzt.

— C’est votre choix, mais une destination qui vaut plus que tout ce je pourrais vous proposer, répliqua DelRoy. La route est longue toutefois, cinq dizaines au moins, si tout se passe bien. Et sur la route qui va vers l’est, au-delà de Sundabar, c’est peu vraisemblable. Toutefois, peut-être arriverez-vous là-bas avant les premiers frimas de l’hiver, même si je ne pense pas que vous seriez en mesure de recueillir les informations de Harbromm et de reprendre votre voyage avant le printemps prochain !

— Le choix semble clair, alors, déclara Bruenor. En route pour Adbar !

— Il y a d’autres choses que vous devez savoir, déclara DelRoy. Et ceci est le conseil au sens propre que je vais vous donner : ne vous laissez pas aveugler par la lueur d’espoir qui se trouve au bout du chemin et ne négligez aucune des possibilités qui s’offriront à vous en cours de route. Pour l’instant, votre trajet a suivi des voies directes, du Valbise à Luskan d’abord, puis de Luskan jusqu’ici. Le long de l’une ou l’autre de ces routes, il n’y a guère de raisons, monstres mis à part, pour faire dévier un cavalier de sa course. Mais lors du voyage en direction d’Adbar, vous passerez par Lunargent, cité de sagesse et d’héritage, où vit Dame Alustriel. C’est là aussi que vous trouverez la Voûte des Sages, la plus belle bibliothèque des contrées du nord. Beaucoup dans cette belle cité seront peut-être en mesure de vous offrir plus d’aide dans votre quête que moi, voire que le Roi Harbromm.

» Et au-delà de Lunargent, vos pas vous mèneront à Sundabar, un ancien bastion de nains, où Helm règne. C’est un ami nain renommé et ses liens avec ta race, Bruenor, remontent à plusieurs générations. Peut-être même est-il lié à ton propre peuple.

— Toutes ces possibilités ! s’écria Harkle, rayonnant.

— Nous allons suivre ton sage conseil, DelRoy, dit Drizzt.

— Ça oui, acquiesça le nain, le moral au zénith. Lorsqu’on a quitté le Val, j’n’avais aucune idée au-delà de Luskan. J’espérais suivre une voie semée d’énigmes, m’attendant à ce que plus d’la moitié ne débouche sur rien. Le halfelin a été sage de nous amener ici, car on a trouvé une série d’indices ! Et des indices pour nous guider vers d’autres indices ! Il regarda autour de lui et vit que Drizzt, Harkle et DelRoy affichaient des expressions enthousiastes. Puis il remarqua Wulfgar. Le barbare était toujours assis sur sa chaise, les bras croisés sur la poitrine. Il gardait le silence et observait la scène d’un air impassible.

— Et toi, garçon ? demanda Bruenor. Tu veux nous faire partager quelque chose ?

Wulfgar se pencha en avant, posant ses coudes sur la table.

— Ce n’est ni ma quête, ni ma patrie, expliqua-t-il. Je vous suivrai en toute confiance, quel que soit le chemin que vous choisirez. Et je suis heureux de voir votre joie et votre enthousiasme, ajouta-t-il doucement.

Bruenor se contenta de l’explication et se tourna vers DelRoy et Harkle pour obtenir des informations précises sur la route à venir. Drizzt, toutefois, était peu convaincu de la sincérité des paroles que venait de prononcer Wulfgar. Il laissa donc son regard s’attarder sur le jeune barbare et remarqua son expression tandis qu’il observait Bruenor.

De la tristesse ?

Ils passèrent encore deux jours dans la Demeure au Lierre à se reposer. Mais Drizzt était constamment harcelé par des Harpell curieux qui voulaient en savoir plus sur sa race, si rare à leurs yeux. Il écouta poliment les questions car il comprenait que les intentions des mages étaient bonnes. Et il y répondit du mieux qu’il put. Lorsque Harkle vint les escorter le jour de leur départ, le cinquième matin, ils étaient reposés et prêts à reprendre leur route. Harkle promit de rendre les chevaux à leurs propriétaires légitimes en déclarant que c’était le moins qu’il puisse faire pour les étrangers qui avaient animé la ville.

Mais en réalité, les amis avaient davantage tiré profit de leur séjour : DelRoy et Harkle leur avaient fourni de précieuses informations et, ce qui était peut-être encore plus important, avaient ranimé l’espoir dans leur quête. Bruenor s’était levé avant l’aube, ce dernier matin. Son adrénaline montait à l’idée de reprendre la route, maintenant qu’il avait un endroit où aller.

Ils quittèrent la belle demeure, lançant de nombreux adieux et des regards pleins de regrets par-dessus leurs épaules. Wulfgar ne fut pas en reste, malgré la vive antipathie qu’il éprouvait envers les mages à son arrivée.

Ils traversèrent le pont, dirent adieu à Chardin, trop perdu dans ses méditations sur la rivière pour même les remarquer, et découvrirent bientôt que le bâtiment qui jouxtait l’écurie miniature était une ferme expérimentale.

— Elle va changer le monde ! leur assura Harkle en les orientant vers la bâtisse pour qu’ils la voient de plus près.

Drizzt devina ce qu’il voulait dire avant même d’entrer, dès qu’il entendit les bêlements stridents et les pépiements qui faisaient penser aux stridulations des criquets. Comme l’écurie, la ferme n’avait qu’une pièce. Une partie était dépourvue de toit et était en fait un champ entouré de murs. Des vaches et des moutons de la taille de chats paissaient, tandis que des poules de la taille de mulots esquivaient les minuscules sabots des animaux.

— Ce n’est bien sûr que la première saison et nous n’avons pas encore vu de résultats, expliqua Harkle, mais nous anticipons un très bon rendement, compte tenu du petit nombre de ressources impliquées.

— Efficacité, dit Régis en riant. Moins de nourriture, moins d’espace, et vous pouvez les ramener à leur taille normale lorsque vous voulez les manger !

— Exactement ! dit Harkle.

Ils se rendirent ensuite à l’écurie où Harkle choisit pour eux de bonnes montures, deux chevaux et deux poneys.

— Des cadeaux, expliqua Harkle, à retourner uniquement lorsque les compagnons le souhaiteront. C’est le moins que l’on puisse faire pour aider une quête si noble, dit Harkle en s’inclinant légèrement pour prévenir toute protestation de Bruenor et de Drizzt.

La route serpenta, descendant derrière le tertre. Harkle s’arrêta un moment et se gratta. Il avait l’air perplexe.

— Le sixième poteau, dit-il en s’adressant à lui-même, mais à gauche ou à droite ?

Un homme qui travaillait juché sur une échelle vint à leur aide.

Encore une curiosité amusante : voir une échelle s’élever au-dessus des faux barreaux de la barrière et reposer à mi-air contre le sommet du mur invisible.

— Tu as encore oublié ? dit l’homme à Harkle. (Il rit et désigna la grille qui se trouvait sur un côté.) Le sixième poteau sur votre gauche !

Harkle haussa les épaules pour dissimuler son embarras et continua.

Lorsqu’ils passèrent devant lui, les compagnons observèrent l’ouvrier avec curiosité, leurs montures toujours sous le bras. Il avait un seau et des chiffons et frottait plusieurs taches brun-rouge sur le mur invisible.

— Des oiseaux qui volaient trop bas, expliqua Harkle sur un ton d’excuse. Mais n’ayez crainte, Regweld est justement en train d’essayer de résoudre le problème. C’est le moment de nous séparer, mais de nombreuses années s’écouleront avant qu’on vous oublie à la Demeure au Lierre ! La route vous fera traverser le village de Longueselle. Vous pourrez vous y réapprovisionner… tout a été arrangé.

— Mes salutations les plus sincères à toi et aux tiens, dit Bruenor en s’inclinant profondément. Longueselle a été pour sûr une étape lumineuse sur une route difficile !

Les autres se joignirent à son salut.

— Adieu, donc, compagnons du Castel, soupira Harkle. Les Harpell s’attendent à une petite obole lorsque vous trouverez enfin Castelmithral et ferez de nouveau brûler les forges !

— Ce sera un trésor digne d’un roi ! lui assura Bruenor tandis qu’ils s’éloignaient.

 

***

 

Ils avaient regagné la route qui s’étirait au-delà des frontières de Longueselle avant midi. Leurs montures trottaient facilement avec des paquetages pourtant bien garnis.

— Eh bien, qu’est-ce que vous préférez vous tous, demanda Bruenor un peu plus tard dans la journée, les coups d’un soldat enragé ou les indiscrétions d’un mage curieux ?

Drizzt gloussa l’air un peu gêné en réfléchissant à la question. Longueselle avait été tellement différent de tous les endroits où il était allé, et en même temps tellement semblable. Dans un cas comme dans l’autre, sa couleur le distinguait toujours des autres à cause de son étrangeté ; et ce n’était pas tant l’hostilité habituelle avec laquelle il était traité qui le gênait que les rappels humiliants de son éternelle différence.

Seul Wulfgar qui chevauchait à ses côtés entendit la réponse qu’il grommela.

— La route.

Les Torrents D'Argent
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